Journée d'études du 8 avril 2011
"Paysages nomades : mobilités, perception, pouvoir"
Organisée par Gaëlle Lacaze et Charles Stépanoff
Ecole pratique des hautes études
La journée d'études du 8 avril 2011 intitulée "Paysages nomades : mobilités, perception, pouvoir" a eu pour thème principal le lien entre le paysage et le mode de vie nomade. Les intervenants, au nombre de sept, se sont attachés à décrire sous divers angles et pour différentes populations, mongoles et sibériennes, les schémas cognitifs à l'œuvre dans l'interaction avec l'environnement en contexte nomade. Nous regrouperons les interventions selon trois thématiques fondamentales abordées, l'espace, le mouvement, et l'identité.
Le paysage est en premier lieu un espace, vécu et interprété par l'homme. L'intervention de Caroline Humphrey, sur la base de son article "Chiefly and shamanist landscapes in Mongolia", avance l'hypothèse d'une juxtaposition d'espaces au sein même du paysage, liés au type de pouvoirs exercés, lamaïque ou chamanique. L'idée d'une juxtaposition de deux manières d'être en relation à l‘environnement, entre schéma préétablit et reconnaissance de la singularité, est également reprise par Charles Stépanoff dans son intervention intitulée "Schéma spatiaux et lieux singuliers dans le nomadisme tozhu".
La journée d'études a débuté par la présentation de Caroline Humphrey de l'université de Cambridge. L'article qu'elle présente date de 1995, et a inspiré bon nombre de chercheurs. Un article qui même s'il parle tout particulièrement du chamanisme, offre des bases théoriques importantes pour le nomadisme, le concept "traveling is not traveling" par exemple, qui est l'idée que les lieux ne se distinguent pas les uns des autres annulant par la même l'idée de mouvement.
Pour commencer, Caroline Humphrey souligne un point important. La notion de landscape n'est pas telle qu'elle est habituellement conçue en occident. Son objectivisation, l'habitude de la contempler à travers des représentations artistiques, ne correspond pas à l'attitude mongole vis à vis du landscape. La culture mongole va plutôt mettre l'accent sur l'aspect pratique de la relation au paysage, le landscape est un espace dans lequel ont lieu des pratiques donnant des résultats.
Caroline Humphrey explore en particulier la dichotomie existante entre deux types de paysage. D'un côté le paysage des chefs, de l'autre le paysage de type chamanique. Tous deux se basent sur une relation particulière à l'espace, sur une manière spécifique de gérer et percevoir l'environnement. Ainsi deux manières de pratiquer l'espace se superposent, sans être exclusive l'une de l'autre, et dont la dominance à alternée au cours de l'histoire en fonction de facteurs économiques, politiques, religieux..
A cette expression de la verticalité Caroline Humphrey oppose la notion de paysage au sens chamanique du terme. Ces deux modes d'être reposent sur des théories du pouvoir différentes, d'un côté, une transmission linéaire, la reproduction du même, une hiérarchie verticale, de l'autre une recherche de la singularité, une transmission personnelle, du cosmos au chaman. Si le chef obtient sa légitimité par le biais d'une formation sociale, le chaman lui se perçoit comme ayant reçu ses capacités directement des maîtres des éléments de la nature, de leurs énergies cosmiques. Les chamans tendent à reconnaître la diversité et la multiplicité des entités présentes dans leur environnement et à interagir avec elles sur un mode relationnel.
Par ailleurs il existe une longue généalogie dans les lignées de chamanes, qui à leurs morts deviennent des maîtres des lieux vers lesquels leurs descendants pourront se tourner. Mais ceci ne constitue pas une idéologie de reproduction du même comme dans le pouvoir héraldique, car le chamanisme est plutôt basé sur un principe de métamorphose, une mort et une renaissance symbolique pour devenir chaman.
Les éleveurs de rennes tozhu ont des troupeaux relativement petits et ne les utilisent que pour le transport. L'organisation de leur campement, malgré des changements tel que le passage de la hutte à la tente, reste stable. Une série d'opposition structure l'agencement de l'espace. A l'intérieur de l'habitat tout d'abord, le fond de la tente est attribué à l'aîné, par opposition à l'espace près de la porte qui est laissé au cadet. Cette distinction s'effectue couramment chez les peuples turco-mongols.
De même une opposition entre la clarté et l'obscurité va structurer l'espace : la tente étant orientée vers le levant, le fond bénéficie du plus de lumière. L'opposition clair/obscure est associée à toute une série d'opposition structurante de l'espace et de la pensée, masculin/féminin, sec/humide. Ce modèle d'organisation de l'espace du campement reste relativement stable et est transposable à tout lieu dans lequel ce type d'élevage est réalisable. Ainsi les éleveurs tozhu disposent d'une grande capacité d'adaptation.
En pays nomade le rapport à l'espace ne peut se penser sans le mouvement, le nomade étant par définition celui qui se déplace. La manière de se déplacer constitue le cercle de nomadisation. Un mouvement permanent qui est conçu par certains nomades comme un désengagement vis-à-vis de l'espace habité, comme le relève Grégory Delaplace dans son exposé "Habiter l'espace sans vivre nulle part. Géographie des gens du commun en Mongolie rurale". Le mouvement nomade mongol se manifeste aussi dans leur danse où les mouvements du corps retranscrivent le savoir-faire et le vécu de ces peuples. Raphaël Blanchier "Le bij bijelgee : corps, espace, paysage" nous montre comment le corps dansant rend compte du paysage. Le corps en mouvement est également exploré par Gaëlle Lacaze "Un interstice de paysage nomade : trajets transfrontaliers et occupation genrée d’un lieu sino-mongol." où se pose la question d'une réutilisation du savoir-faire lié à la mobilité nomade, à travers l'utilisation de l'espace par les hommes et les femmes travaillant dans une zone transfrontalière entre Chine et Mongolie.
Ainsi les peuples nomades sont dans cet espace, engagés par le mouvement. Et, comme le rappelle Alexandra Lavrillier, contrairement à l'image donnée par certains ethnographes, ce mouvement n'est pas une errance, mais constitue un parcours structuré, prévu parfois des années à l'avance.
Cependant diverses manières d'envisager le mouvement peuvent être à l'œuvre. Dans son intervention, Grégory Delaplace décrit le rapport à l'espace de pasteurs nomades mongols, les Dörvöd du Nord-Est de la Mongolie. Par leur mouvement permanent, de même que par un ensemble de "ruses", ils semblent nier le fait d'habiter à un endroit particulier.
Le traitement des sépultures est également assez révélateur de cet état d'esprit. En effet les Dörvöd laissent les corps à même le sol, et si une pierre est posée à côté du défunt, elle fait plutôt office de support d’offrande au maître des lieux que d'indice de commémoration. Et il est significatif que les gens, après un certain temps ne se souviennent plus du lieu où reposent leurs morts. L'espace redevient rapidement indéfini, dépourvu de traces humaines.
Intéressée par la mobilité corporelle et les techniques du corps Gaëlle Lacaze décrit des "nomades" qui n'ont pas pour pratique l'élevage, mais le commerce. Ces commerçants itinérants, anciens migrants à Oulan-Bator, commencent dans les années 90 le négoce transfrontalier, qui connaît jusque dans les années 2000 un temps de prospérité. Cette zone de libre échange est constituée des villes frontalières Zamyn-Uud en Mongolie et Erenhot en Chine.
Cette danse, outre qu'elle sert de lien entre les membres de la communauté, possède une dimension symbolique vaste, et réorganise dans l'espace du corps des éléments structurants de l'espace nomade au moyen de la transfiguration. A l'amont de cette transfiguration se trouve un paradoxe, celui du paysage nomade, vaste étendue de steppe, rendu par une danse que caractérisent des mouvements peu amples, recentrés autour du corps et contenus dans l'espace restreint et exigu de la yourte.
Le reflet du mode de vie nomade passe par plusieurs techniques du corps. Des danses mimétiques vont décrire certaines pratiques de la vie des hommes et des femmes, telles que les tâches quotidiennes et les jeux virils, tandis qui d'autres danses jouent sur des variations rythmiques, traduisant les espaces lointain et proche.
La danse bij bilge peut se lire également selon la dialectique des paysages des chefs et chamanique. En effet Raphaël Blanchier décrit un corps centré sur son axe vertical, avec une incorporation des différentes directions, rappelant le concept de paysage en mode chef. Dans le même temps la danse peut aussi renvoyer à un paysage de mode chamanique, par la référence à des légendes, racontant des épisodes singuliers, et décrivant des lieux particuliers. Les danses, chargées d'histoires, peuvent également marquer l'appartenance ethnique.
Enfin le paysage participe à la création de l'identité, des individus et des groupes. Une identité qui peut se jouer au niveau des frontières d'un pays, ce qui pose la question de sa limite. Laura Nikolov, dans son intervention "Définition administrative du territoire et représentation cartographique en Mongolie au XXe s.", expose l'évolution des frontières du territoire mongole et de sa représentation cartographique. Une identité qui peut être liée également à la manière de s'orienter dans le paysage, comme nous le démontre Alexandra Lavrillier "S’orienter avec les rivières chez les Évenks du Sud-Est sibérien. Un système d’orientation spatial, identitaire et rituel". Enfin l'identification entre l'homme et son lieu de vie est approfondie par l'intervention de Bernard Charlier "Entre limite-contour et limite-tension, entre terre et personne, où est le ‘pays natal’ en Mongolie de l’ouest ?", qui par le concept de pays natal explore les dimensions affective et historique de l'espace.
Les frontières décidées au niveau international, se pose également parfois en contradiction avec la manière dont les Mongoles représentent la division de leur territoire, en petites entités administratives dont une carte globale fait défaut. A maintes endroits ces incompatibilités créés des zones de conflit. Avec le Japon, la Chine, et la Russie, notamment au niveau de la frontières avec les Touvas, ainsi qu'avec les Bouriates. Entre 1929 et 1931, une série de traités entre l'URSS et la Mongolie établissent des droits spéciaux pour les habitants de la zone frontalière, rendant la frontière plus précise que dans sa partie Nord.
Dans un registre plus affectif Bernard Charlier explore la notion de pays natal, dans laquelle on voit apparaître un rapport de réciprocité entre les lieux et les gens. Si l'identité des personnes est relative à l'espace qu'ils habitent, ces lieux sont à leur tour constitués par les individus qui les occupent. Le paysage prend une dimension d'histoire vécue.
Le terrain de cette recherche sur le pays natal se déroule en Mongolie, chez une famille nomade composée d'un père et d'une mère âgés, d'un fils et de sa fille. La question de quitter le pays natal se pose pour les vieux parents, afin de partir vivre chez leur beau-fils. Mais il est difficile de rompre la relation avec les esprits locaux, relation de plus en plus forte et subjective avec le temps, et d'abandonner leur protection. Réciproquement les personnes âgées, devenues en quelque sorte propriété de leur pays natal, risqueront de manquer aux esprits familiers.
Quitter le pays natal revient également à rompre une transmission, réalisée par les hommes, porteurs et reproducteur du feu du foyer. Plusieurs éléments illustrent cette vision virocentrée, comme le fait qu'une fille, n'ayant pas pris le feu de son père, ne peut lors de certains rituels manipuler un os d'omoplate. De même lors du rituel du Nouvel An, où sont adressées des prières d'accroissement de la fortune, seuls les hommes se retrouvent autour de l'oboo, manifestant dans ce rite lié à la fécondité, leur potentiel reproducteur.
La limite du pays natal se révèle alors dans l'intériorité de la personne, elle n'est pas seulement un territoire extérieur, mais une action, une dynamique dont l'étendue n'est pas mesurable, mais dépend des fluctuations de la vitalité, du hii mor’.
Bernard Charlier en citant Deleuze reprend la métaphore d'une graine de tournesol, qui comme le pays natal est constituée à la fois d'une limite formelle, d'un contour, et d'une potentialité de croissance.
Le mode de vie nomade met en œuvre une manière spécifique de considérer l'espace, un type de mobilité, qui requiert un équilibre entre la stabilité nécessaire pour reproduire un environnement où ce mode de vie est possible, et une fluidité, une capacité d'adaptation, permettant d'intégrer les changements et les singularités du paysage. Cette relation entre stabilité et adaptation, rejoint les concepts de Caroline Humphrey, paysage des chefs et paysage chamanique.
Certains exposés ne soulignent pas cette dichotomie de l'espace, mais explorent d'autres types de schémas spatiaux, et leur rapport à la constitution de l'identité, individuelle ou collective. Par exemple l'identité mongole en tant qu'état nation, l'identité du groupe nomade, en lien avec son pays natal, ou par le biais de son système d'orientation... Ainsi divers niveaux juxtaposés composent la notion de paysage, l'environnement sensible immédiat, l'espace du pays, l'espace englobé par la conscience.